26 juin 2022

Hêtraie cathédrale, patrimoine historique et paysager de la forêt de Soignes

Notre forêt de Soignes est essentiellement connue pour sa hêtraie cathédrale. Mais qui peut dire aujourd'hui, parmi les promeneurs et utilisateurs de la forêt, ce que signifie réellement cette appellation, ou pourquoi, comment, quand et par qui ce type de peuplement* a-t-il été créé?
Dans une large mesure, le promeneur sait que nos peuplements de hêtres résultent de vastes plantations datant de la période autrichienne et poursuivies ensuite. Mais beaucoup d'entre eux pensent que le hêtre ne serait présent en forêt de Soignes que depuis cette période, qu'il aurait été importé par les Autrichiens.

Essayons d'y voir plus clair


Comme expliqué dans la rubrique "Histoire & Patrimoine" et dans un précédent article, la forêt de Soignes telle que nous la connaissons aujourd'hui est ce qui reste d'un massif forestier présent dans notre région depuis la préhistoire. Lorsque, à la fin de la dernière glaciation (10000 ans), la forêt a pris place à la suite de la steppe et la toundra, le chêne a longtemps été l'essence* dominante de nos forêt. A la faveur de l'exploitation des chênes au Moyen-Âge et du climat atlantique de nos région, le hêtre s'est progressivement imposé : de tempérament sciaphile* dans le jeune âge et bénéficiant de l'ombrage des autres essences - le chêne dans ce cas-ci, dont le feuillage permet à la lumière d'atteindre le sol - le hêtre va se développer à l'ombre de la futaie* claire. Mais ce dernier présente deux caractéristiques qui vont lui offrir un net avantage face au chêne : il pousse plus vite, plus haut et son feuillage est plus dense, son houppier peu perméable à la lumière ! Une fois qu'il a dépassé ses voisins, ceux-ci n'ont plus qu'à disparaître.

Le hêtre ne dit pas "Bonjour" au chêne : il lui dit "Adieu", dira un forestier.
Si le chêne est le roi de la forêt, le hêtre en est la reine, dira un second.

Cependant, si le hêtre se trouvait alors dominant, la forêt n'avait pas du tout ce visage de cathédrale : c'était un patchwork de placettes de hêtres, avec quantité d'autres essences aussi bien dans l'étage dominant que dans les étages intermédiaires, avec du bois mort en travers, des trouées dans lesquelles s'installaient des fourrés de régénération naturelle, etc.

Mais alors, comment sont nées ces fameuses cathédrales de hêtres?


Au début du règne autrichien, la forêt de Soignes était dans un état critique (selon les gestionnaires d'antan) du fait de sa surexploitation durant des siècles, pour le bois de construction, le bois de guerre et le bois de feu, la production de charbon de bois, le tout sans plan de gestion appliqué, et donc sans aucun programme de plantations (l'application des premiers plans de gestion forestière mis en place sous Charles Quint a été bouleversée par les différentes guerres qui ont secoué la région). Mais ce n’est pas tout : de nombreux droits d’usages permettaient aux habitants des hameaux avoisinants de venir en forêt de Soignes y ramasser le bois, "mort-bois" et bois de chauffe (affouage), et prélever de menus produits, entre autres le droit de glanage - ramassage de glands, faines et autres fruits des bois pour se nourrir (farines) ou nourrir le bétail - et droit de pâturage (aussi appelé pacage) des moutons et cochons (panage), privant ainsi la forêt de sa capacité à se régénérer naturellement et entraînant un tassement des sols.

C'est dans la seconde moitié du XVIIe siècle que Joachim Zinner, aménagiste autrichien, a été désigné pour restaurer les massifs de la forêt de Soignes. Il a appliqué une méthode de sylviculture du hêtre, dite « tire et aire » permettant de produire un maximum de volumes de bois de hêtre, excellent bois de construction (parquets, escaliers, portes, etc) avec un minimum de défauts et en un minimum de temps.

Son plan de gestion est simple :
  • Reboiser/restaurer des zones en friche sur plus de 1000 ha
  • Planter par bandes successives (de 30 ha) de nouveaux peuplements après abattage du peuplement résiduel, procéder de même dans les peuplements à maturité
  • Planter une seule essence : le hêtre (quoique des documents semblent attester qu'il plantait toujours d'autres essences sur 20% de la superficie)
  • Plantations à forte densité : plus de 2500 plants/ha, soit moins  de deux mètres entre chaque arbre (les écarts entre les plants étaient compris entre 1,5 et 2m); tous les arbres ont le même âge
  • Première éclaircie* opérée à 80 ans
  • Abattage du peuplement à 110 ans, avec maintient d'au moins 30 arbres par hectare comme arbres d'ensemencement
  • Ensuite on recommence via une régénération naturelle, complétée si nécessaire par des plantations.

Ci-dessus et ci-contre: plans de J.Zinner
(Source : Bruxelles Patrimoines)


Ces plans montrent bien le caractère régulier de ses peuplements : parquets réguliers et successifs au sein desquels les arbres ont le même âge, permettant une planification des interventions (élagages, éclaircies, récolte) de façon systématique.
C'est l'illustration-même de la notion de futaie régulière

Le jeune peuplement ainsi mis en place suit une phase de compression à l'ombre de la réserve. Cette réserve est ensuite abattue pour laisser place à la phase de croissance de la futaie*, cela permettant également de récolter des bois de grosses dimensions.
Alors que la phase de croissance permet le développement des houppiers* et la croissance en diamètre des arbres, la phase de compression vise, elle, à favoriser la croissance verticale et l'élancement des arbres :

Photo : La forêt de Soignes
Connaissances nouvelles pour un forêt d'avenir (cfr. Bibliothèque)
Cette phase imposait une concurrence importante entre les arbres : le hêtre ayant un houppier dense, son feuillage laisse passer peu de lumière dans le sous-bois. Les arbres surcimés (dépassés par leurs voisins) s'étiolaient, stagnaient ou mouraient, privés de lumière. Et pour finir, cette concurrence extrême a eu pour effets de forcer l'élagage naturel* et d'amener les arbres à développer un port* élancé et étroit, au tronc "propre" et à la cime étroite.
La forêt alors, comme nous le montre la photo ci-contre, n'a pas belle allure. "Elle ressemble à un magasin de cannes" lit-on à l'époque (Source : La forêt de soignes - Connaissances nouvelles pour une forêt d'avenir).


Enfin, Zinner - ou plutôt ses successeurs, puisque le temps forestier dépasse le temps de l'Homme - exploitait ses peuplements au stade "Gros bois" pour redémarrer une nouvelle phase de régénération. Ensuite, le terme d'exploitabilité* a été reporté à 130 ans, et ce n'est que pendant une petite poignée de décennies, dans le stade "très gros bois", que la hêtraie dite 'cathédrale' s'exprime dans sa splendeur.

RN=régénération naturelle; RA= régénération artificielle
Chablis= arbre basculé par le vent



Et finalement, ce que nous en connaissons aujourd'hui résulte du maintient de ces peuplements au delà des 110 ans initialement prévus, et bien au delà des 130-150 ans de vitalité des hêtres. En effet, dès le tout début du XXe siècle, le secteur tertiaire se développant, la forêt s'ouvre à la promenade et à la détente des bruxellois - du moins ceux des catégories sociales pouvant se permettre de se détendre en forêt.

Rapidement, de nombreuses voix s'élevèrent contre la gestion de la forêt et les abattages importants en coupes à blancs*. Les arbres ont alors atteint des dimensions impressionnantes, tant en hauteur qu'en diamètre.
La régularité des peuplements - les lignes des plantations étant encore visibles ça et là - ainsi que la rectitude des troncs leur font ressembler aux colonnes des cathédrales dont le toit, formé par les cimes des arbres au feuillage si dense, laisse filtrer la lumière comme à travers des vitraux.
C'est ainsi que l'appellation "Hêtraies cathédrales" naît dans l'esprit de l'école de peinture de Watermael-Boitsfort et au sein de la très jeune Ligue des Amis de la forêt de Soignes qui naît en 1910.

Aujourd'hui, en de nombreux endroits, sommes-nous encore véritablement dans une cathédrale? Les peuplements sont arrivés au stade dit d'effondrement : des arbres sont tombés, ont cassé, les trouées se sont agrandies au fil du temps et des épisodes de grands vents successifs, laissant ça et là de micro-clairières internes permettant le développement de la ronce, puis des bouleaux, des saules, et progressivement des hêtres ou des érables. C'est tout bénéfice pour la biodiversité, mais que reste-t-il du patrimoine classé?




L'avenir nous met face à de nombreux défis pour la gestion de la forêt de Soignes : réchauffement climatique, gestion du patrimoine historique et paysager de notre sylve. Il est opportun de se poser quelques questions avant d'envisager le futur :
Qu'en est-il réellement de notre hêtraie cathédrale aujourd'hui?
Qu'en est-il de son avenir si l'on prend en compte les prévisions du GIEC quant à l'évolution de notre climat au terme de (désormais moins de) 100 ans?

Quelques pistes de réponses dans un prochain article.

SOURCES:
- Cfr l'onglet Bibliothèque
- Bruxelles Patrimoine
NB : les termes techniques marqués d'un astérisque renvoient vers le lexique sous l'onglet "Sylviculture"
Merci à F. Vaes, ingénieur principal, chef de cantonnement, pour sa relecture, ses précisions, et l'apport des citations des deux forestiers.

8 février 2022

Indice Kilométrique d'Abondance ("IKA" pour les intimes)


Depuis plusieurs années déjà, nous pouvons régulièrement lire, voir et entendre dans les médias les témoignages de signes inquiétants de diminution de la population de chevreuils dans notre belle forêt (cfr réf. en fin d'article). On fait référence dans ces articles à l'indice kilométrique d'abondance, à l'élaboration duquel les services forestiers des trois régions gestionnaires du massif participent depuis 2008 sous la coordination de l'asbl Wildlife and Man, où collaborent les centres de recherches DEMNA (Région Wallonne) et INBO (Région Flamande).

Indice Kilométrique d'Abondance, très bien, mais c'est quoi?

Nous ne possédons pas de données précises sur le nombre de chevreuils présents sur l'ensemble du massif sonien. Si l'on se penche sur la littérature, les chiffres oscillent, selon les sources et les périodes, entre 150 et 300 chevreuils pour les 4600 ha (estimation de 250 chevreuils en 2008).

La raison de cette imprécision relève de la difficulté de procéder à un recensement exhaustif : il faudrait une armée d'observateurs qui puissent parcourir le massif "en tirailleurs" - c'est à dire en lignes parallèles espacées entre elles de plusieurs centaines de mètres - et qui enregistreraient chaque observation. Un tel investissement en temps et en personnel rend la méthode difficile à mettre en place. Difficile et fortement perturbante pour la faune.

L'IKA est, comme tout indice, un outil statistique. Il représente la moyenne du nombre de chevreuils observés par kilomètre (nombre de kilomètres parcourus divisé par le nombre de chevreuils observés). Si l'on ne peut connaître le nombre précis et absolu de chevreuils, on a cependant grâce à l'IKA un outil de suivi de la population qui permet, au fil des répétitions, d'en suivre les tendances d'évolution.

Indice Kilométrique d'Abondance, très bien, mais comment?

Un maillage de vingt-cinq parcours a été établi en 2008 sur l'ensemble du massif, ces parcours de 4,1 km à 6,2 km se jouxtant de proches en proches. Quatre fois par an (plus une fois par des bénévoles de Natagora), durant le même mois, le même jour, à la même heure et pendant le même laps de temps, chaque parcours est emprunté par un opérateur qui marchera à allure modérée, jumelles en main et regard scrutateur. À chaque poste où un(des) chevreuil(s) sera(seront) observé(s), l'opérateur notera le poste sur la carte et remplira le tableau en indiquant l'heure de l'observation et la constitution du groupe : nombre d'animaux, sexes et stades si identifiables, et - si les animaux prennent la fuite - la direction en sera indiquée sur le plan afin de recouper les éventuels doubles comptages. Pour cela, il est également essentiel d'indiquer le sens parcouru par l'opérateur.

Matériel : Carte et stylo, jumelles, télémètre, montre (ou smartphone sur silencieux), farde de protection en cas de pluie

  
  











Les données d'observations ainsi récoltées par chaque opérateur sont ensuite centralisées et analysées par les scientifiques du DEMNA et de l'INBO.

Quelles sont les conclusions?

Si jusqu'en 2014 cette population de chevreuils semblait relativement stable, nous constatons depuis plusieurs années une baisse significative du nombres d'observations récoltées. Quelques pistes ont été explorées par les scientifiques : développement du sous-bois par l'installation de régénérations naturelles de la forêt, les fourrés de jeunes arbres représentant un obstacle visuel rendant plus difficiles les observations, mais également la fréquentation sans cesse croissante du public au sein du massif. Dès les premières années déjà, alors que nous opérions nos comptages au lever et au coucher du soleil, nous avons dû rapidement nous résigner à abandonner ces derniers : la forêt était fréquentée jusque tard dans la soirée par de nombreux promeneurs, cyclistes et joggeurs. Nous avions également dû nous résigner à abandonner deux parcours sur lesquels aucun chevreuil n'avait été observé.

Mais ces dernières années, nous constatons que cette fréquentation se fait également de plus en plus tôt en journée : dès l'aube naissante, les promeneurs, mais également les navetteurs à vélo, sont déjà nombreux sur les parcours et leurs abords.

Aujourd'hui, les scientifiques se prononcent pour conclure à une diminution des observations liées à une diminution de la population de chevreuils, couplée à des observations rendues plus compliquées du fait du développement du sous-bois. Si les causes de cette diminution de la population sont multifactorielles, la surfréquentation de la forêt serait belle et bien la principale cause de la chute des observations du chevreuil en Soignes, par la perturbation des animaux, la réduction des espaces de quiétude et de refuges, et peut-être une conséquence en terme de baisse de natalités.

Un profond dilemme se présente dès lors : deux fonctions essentielles de la forêt de Soignes (la fonction sociale et récréative d'une part, et la fonction écologique d'autre part, deux fonctions pourtant conciliables) semblent soudain entrer en opposition. D'autant que, rappelons-le, le chevreuil est la partie visible de l'iceberg de la diversité animale en forêt et que, si sa population est impactée, les populations des autres espèces le sont probablement aussi (mustélidés et rongeurs, oiseaux nicheurs au sol ou près du sol, oiseaux d'eau, reptiles et amphibiens).

Quelle solution apporter à cette situation? Adopter les "bons gestes" présentés par la Fondation Forêt de Soignes dans le cadre de l'action "Tous ensemble pour la forêt de Soignes" dont la première édition a eu lieu a eu lieu en 2021 et qui sera reconduite le 20 mars prochain dans le cadre de la Journée Mondiale de la Forêt. Parmi les bons gestes sont encouragés le fait de tenir les chiens en laisse et de rester sur les chemins.


Je remercie S.Vanwijnsberghe et F.Vaes pour leur relecture.

Sources :

Mission d'appui pour la mise en place d'un recensement des chevreuils dans le massif sonien - Rapport final (2008)

Bruxelles Environnement (rapport disponible en bas de page)

Fondation de la forêt de Soignes

Natagora

Coupures de presse :

Bruxelles Environnement

Communiqué de la Fondation de la forêt de Soignes

RTBF (06/02/2017)

Le Soir (28/02/2018)

La Première (04/11/2021)

BX1 (04/11/2021)

Le Soir (04/11/2021)

Dernière Heure (05/11/2021)

La Capitale (04/11/2021)


6 février 2022

Bonne année 2022

 

Dessin affiché au parking des Enfants Noyés au lendemain de la Journée de la Forêt de Soignes (Édition 2020)

L'année 2021 aurait sans doute pu être pire, gageons que 2022 sera meilleure!


(Merci à l'auteure de ce dessin, laissé affiché jusqu'à ce que les intempéries aient raison de sa fragilité)