Notre forêt de Soignes est essentiellement connue pour sa
hêtraie cathédrale. Mais qui peut dire aujourd'hui, parmi les promeneurs et utilisateurs de la forêt, ce que signifie réellement cette appellation, ou pourquoi, comment, quand et par qui ce type de peuplement* a-t-il été créé?
Dans une large mesure, le promeneur sait que nos peuplements de hêtres résultent de vastes plantations datant de la période autrichienne et poursuivies ensuite. Mais beaucoup d'entre eux pensent que le hêtre ne serait présent en forêt de Soignes que depuis cette période, qu'il aurait été importé par les Autrichiens.
Essayons d'y voir plus clair
Comme expliqué dans la rubrique "
Histoire & Patrimoine" et dans un
précédent article, la forêt de Soignes telle que nous la connaissons aujourd'hui est ce qui reste d'un massif forestier présent dans notre région depuis la préhistoire. Lorsque, à la fin de la dernière glaciation (10000 ans), la forêt a pris place à la suite de la steppe et la toundra, le chêne a longtemps été l'essence* dominante de nos forêt. A la faveur de l'exploitation des chênes au Moyen-Âge et du climat atlantique de nos région, le hêtre s'est progressivement imposé : de tempérament sciaphile* dans le jeune âge et bénéficiant de l'ombrage des autres essences - le chêne dans ce cas-ci, dont le feuillage permet à la lumière d'atteindre le sol - le hêtre va se développer à l'ombre de la futaie* claire. Mais ce dernier présente deux caractéristiques qui vont lui offrir un net avantage face au chêne : il pousse plus vite, plus haut et son feuillage est plus dense, son houppier peu perméable à la lumière ! Une fois qu'il a dépassé ses voisins, ceux-ci n'ont plus qu'à disparaître.
Le hêtre ne dit pas "Bonjour" au chêne : il lui dit "Adieu", dira un forestier.
Si le chêne est le roi de la forêt, le hêtre en est la reine, dira un second.
Cependant, si le hêtre se trouvait alors dominant, la forêt n'avait pas du tout ce visage de cathédrale : c'était un patchwork de placettes de hêtres, avec quantité d'autres essences aussi bien dans l'étage dominant que dans les étages intermédiaires, avec du bois mort en travers, des trouées dans lesquelles s'installaient des fourrés de régénération naturelle, etc.
Mais alors, comment sont nées ces fameuses cathédrales de hêtres?
Au début du règne autrichien, la
forêt de Soignes était dans un état critique (selon les gestionnaires d'antan) du fait de sa surexploitation durant des
siècles, pour le bois de construction, le bois de guerre et le bois de feu, la production de charbon de bois, le tout sans plan de gestion appliqué, et donc sans aucun programme de plantations (l'application des premiers plans
de gestion forestière mis en place sous Charles Quint a été bouleversée par
les différentes guerres qui ont secoué la région). Mais ce n’est pas
tout : de nombreux droits d’usages permettaient aux habitants des hameaux avoisinants de venir en forêt de Soignes y ramasser le bois, "mort-bois" et bois de chauffe (affouage), et prélever
de menus produits, entre autres le droit de glanage - ramassage de glands, faines et autres fruits des bois pour se nourrir (farines) ou nourrir le bétail - et droit de pâturage (aussi appelé pacage) des moutons et cochons (
panage), privant ainsi la forêt de sa capacité à se
régénérer naturellement et entraînant un tassement des sols.
C'est dans la seconde moitié du XVIIe siècle que Joachim Zinner, aménagiste
autrichien, a été désigné pour restaurer les massifs de la forêt de
Soignes. Il a appliqué une méthode de sylviculture du hêtre, dite « tire
et aire » permettant de produire un maximum de volumes de bois de hêtre,
excellent bois de construction (parquets, escaliers, portes, etc) avec un
minimum de défauts et en un minimum de temps.
Son plan de gestion est simple :
- Reboiser/restaurer des zones en friche sur plus de 1000 ha
- Planter par bandes successives (de 30 ha) de nouveaux peuplements après abattage du peuplement résiduel, procéder de même dans les peuplements à maturité
- Planter une seule essence : le hêtre (quoique des documents semblent attester qu'il plantait toujours d'autres essences sur 20% de la superficie)
- Plantations à forte densité : plus de 2500 plants/ha, soit moins de deux mètres entre chaque arbre (les écarts entre les plants étaient compris entre 1,5 et 2m); tous les arbres ont le même âge
- Première éclaircie* opérée à 80 ans
- Abattage du peuplement à 110 ans, avec maintient d'au moins 30 arbres par hectare comme arbres d'ensemencement
- Ensuite on recommence via une régénération naturelle, complétée si nécessaire par des plantations.
Ces plans montrent bien le caractère régulier de ses peuplements : parquets réguliers et successifs au sein desquels les arbres ont le même âge, permettant une planification des interventions (élagages, éclaircies, récolte) de façon systématique.
C'est l'illustration-même de la notion de futaie régulière
Le jeune peuplement ainsi mis en place suit une phase de compression à l'ombre de la réserve. Cette réserve est ensuite abattue pour laisser place à la phase de croissance de la futaie*, cela permettant également de récolter des bois de grosses dimensions.
Alors que la phase de croissance permet le développement des houppiers* et la croissance en diamètre des arbres, la phase de compression vise, elle, à favoriser la croissance verticale et l'élancement des arbres :
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Photo : La forêt de Soignes
Connaissances nouvelles pour un forêt d'avenir (cfr. Bibliothèque) |
Cette phase imposait une concurrence importante entre les arbres : le hêtre ayant un houppier dense, son feuillage laisse passer peu de lumière dans le sous-bois. Les arbres surcimés (dépassés par leurs voisins) s'étiolaient, stagnaient ou mouraient, privés de lumière. Et pour finir, cette concurrence extrême a eu pour effets de forcer l'élagage naturel* et d'amener les arbres à développer un port* élancé et étroit, au tronc "propre" et à la cime étroite.
La forêt alors, comme nous le montre la photo ci-contre, n'a pas belle allure. "Elle ressemble à un magasin de cannes" lit-on à l'époque (Source : La forêt de soignes - Connaissances nouvelles pour une forêt d'avenir).
Enfin, Zinner - ou plutôt ses successeurs, puisque le temps forestier dépasse le temps de l'Homme - exploitait ses peuplements au stade "Gros bois" pour redémarrer une nouvelle phase de régénération. Ensuite, le terme d'exploitabilité* a été reporté à 130 ans, et ce n'est que pendant une petite poignée de décennies, dans le stade "très gros bois", que la hêtraie dite 'cathédrale' s'exprime dans sa splendeur.
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RN=régénération naturelle; RA= régénération artificielle Chablis= arbre basculé par le vent |
Et finalement, ce que nous en connaissons aujourd'hui résulte du maintient de ces peuplements au delà des 110 ans initialement prévus, et bien au delà des 130-150 ans de vitalité des hêtres. En effet, dès le tout début du XXe siècle, le secteur tertiaire se développant, la forêt s'ouvre à la promenade et à la détente des bruxellois - du moins ceux des catégories sociales pouvant se permettre de se détendre en forêt.
Rapidement, de nombreuses voix s'élevèrent contre la gestion de la forêt et les abattages importants en coupes à blancs*. Les arbres ont alors atteint des dimensions impressionnantes, tant en hauteur qu'en diamètre.
La régularité des peuplements - les lignes des plantations étant encore visibles ça et là - ainsi que la rectitude des troncs leur font ressembler aux colonnes des cathédrales dont le toit, formé par les cimes des arbres au feuillage si dense, laisse filtrer la lumière comme à travers des vitraux.
C'est ainsi que l'appellation "Hêtraies cathédrales" naît dans l'esprit de l'école de peinture de Watermael-Boitsfort et au sein de la très jeune Ligue des Amis de la forêt de Soignes qui naît en 1910.
Aujourd'hui, en de nombreux endroits, sommes-nous encore véritablement dans une cathédrale? Les peuplements sont arrivés au stade dit d'effondrement : des arbres sont tombés, ont cassé, les trouées se sont agrandies au fil du temps et des épisodes de grands vents successifs, laissant ça et là de micro-clairières internes permettant le développement de la ronce, puis des bouleaux, des saules, et progressivement des hêtres ou des érables. C'est tout bénéfice pour la biodiversité, mais que reste-t-il du patrimoine classé?
L'avenir nous met face à de nombreux défis pour la gestion de la forêt de Soignes : réchauffement climatique, gestion du patrimoine historique et paysager de notre sylve. Il est opportun de se poser quelques questions avant d'envisager le futur :
Qu'en est-il réellement de notre hêtraie cathédrale aujourd'hui?
Qu'en est-il de son avenir si l'on prend en compte
les prévisions du GIEC quant à l'évolution de notre climat au terme de (désormais moins de) 100 ans?
Quelques pistes de réponses dans un prochain article.
SOURCES:
- Bruxelles Patrimoine
Merci à F. Vaes, ingénieur principal, chef de cantonnement, pour sa relecture, ses précisions, et l'apport des citations des deux forestiers.